Questions à Colette Bec, professeur de sociologie – La Sécurité sociale est-elle encore fidèle à ses idéaux ?

, par  Delphine Delarue

En octobre 1945 paraissaient les ordonnances qui donnèrent naissance à la Sécurité sociale française. Soixante-dix ans après, que reste-t-il des idéaux de solidarité et de démocratie défendus par les pères fondateurs ? Selon Colette Bec, professeur de sociologie à l’université Paris-Descartes et chercheuse au CNRS*, l’institution souffre d’une véritable crise de légitimité politique et subit une série de mesures comptables qui, en accentuant les inégalités sociales, l’éloignent progressivement des principes sur
lesquels elle s’était construite.

Mutualistes. – Lorsque la Sécurité sociale a été créée, il y a soixante-dix ans, quelle était l’ambition de départ ?
Colette Bec. – A l’époque, la France sort à peine de la guerre et vient d’essuyer une crise économique majeure, celle de 1929. C’est ce contexte particulier qui explique le consensus des grandes familles politiques (MRP, gaullistes, socialistes et communistes) autour de l’« idée socialiste » qui émerge alors. Cette idée n’est pas celle d’un parti politique : elle met l’accent sur la nécessité d’organiser une société solidaire, émancipée et juste, dont l’un des piliers serait une véritable politique de protection. Il s’agit de définir le vivre-ensemble en fonction des deux valeurs constitutives que sont la liberté et l’égalité. La Sécurité sociale a été pensée comme une pièce centrale de ce nouveau cours démocratique, c’est-à-dire une institution qui participe à l’émancipation des individus et contribue en même temps à les faire membres de la collectivité. Elle se distingue des lois d’assurances sociales antérieures, qui avaient pour objectif de protéger les catégories les plus vulnérables du monde du travail. L’ambition de 1945 est de « solidariser » l’ensemble de la société. J’aime bien citer Pierre Laroque, le père fondateur de l’institution, qui disait vouloir « prolonger en temps de paix la solidarité du temps de guerre ».


En quoi cette institution a-t-elle profondément changé la société française ?

Les générations nées après la Seconde Guerre mondiale ont du mal à mesurer combien la Sécurité sociale a transformé la société française. Les progrès dus à l’organisation, même embryonnaire, de la solidarité sont suffisamment importants pour que s’amorcent de véritables transformations que l’on peut résumer ainsi : l’incertitude du lendemain s’atténue profondément, la maladie n’est plus un risque qui peut faire basculer dans la misère et la vieillesse n’équivaut plus forcément à la pauvreté. Tout cela contribue à faire baisser le sentiment général d’insécurité. Parallèlement, la démographie et l’espérance de vie augmentent de façon spectaculaire, tandis que la mortalité infantile diminue rapidement. La Sécurité sociale a rendu possible l’accès de la population aux progrès majeurs de la recherche – je pense aux antibiotiques – et a amélioré le financement des équipements médicaux, comme ceux des hôpitaux, qui étaient avant la guerre dans un état désastreux.


Pourquoi est-elle aujourd’hui autant attaquée ? D’où vient vraiment la « crise de la Sécu » ?

Je crois qu’il convient de distinguer ces deux points : le fait qu’elle soit l’objet d’attaques, de critiques, voire de remises en cause radicales, et la « crise de la Sécu », c’est-à-dire la formule médiatique qui fait slogan et est devenue un véritable marronnier, notamment à propos du fameux « trou ». Les attaques remontent au début des années 70, quand les doctrines néolibérales l’ont accusée d’être anti-
économique et de déresponsabiliser les individus. De telles critiques n’ont cessé de s’amplifier et de se durcir. Elles ont débouché sur le thème révoltant et très en vogue de l’« assistanat » : l’accusation de créer des « assistés », des personnes qui seraient devenues incapables de travailler parce qu’elles ont bénéficié de la solidarité et parce qu’elles en abusent. Pourtant, divers rapports ont montré que la fraude concerne plus largement les prélèvements que les prestations. Selon la Cour des comptes, la fraude aux prélèvements représente chaque année près de 5 % des recettes, soit quasiment le montant du déficit.
Si l’on prend un peu de recul, on constate que c’est d’une véritable crise de légitimité politique dont souffre la Sécurité sociale. Notre société est en train de perdre de vue sa fonction politique, le fait qu’elle soit une institution majeure de la démocratie. Sans la Sécu, sans cet outil de « solidarisation » de la société, il n’y a pas de démocratie véritable.


Pour quelles raisons ne parvient-on pas à combler le fameux « trou » ?

Malheureusement, la présence de la question « Sécurité sociale » dans les médias se limite et donc s’identifie bien souvent aux chiffres sur la profondeur du « trou ». Il serait préférable que la Sécurité sociale donne lieu aussi ou d’abord à des débats sur son orientation, son mode de financement, les arbitrages à faire, l’efficacité et la légitimité de certaines dépenses, le coût des médicaments, la pertinence de certains actes, la prévention, la part du public et du privé… Force est de constater que ces questions sont souvent escamotées. Le fait que les décideurs politiques focalisent sur le seul déficit masque d’autres problèmes et détourne d’autres débats tout aussi importants. La mesure et les raisons du « trou » sont loin de faire l’unanimité chez les économistes de la santé. Et les experts de ces questions ont montré notamment ce que coûtait la mixité du système de santé, son caractère mi-public, mi-privé. Ce caractère hybride, qui est le résultat d’une histoire longue, pèse lourdement sur la gestion du système. De même, les carences de la prévention et une politique du médicament peu performante ont leur part dans le déficit. Seuls des décisions politiques à propos de dépenses injustifiées et le retour à un système fondé sur une authentique solidarité pourraient faire envisager une évolution nettement positive.


Certains évoquent une « métamorphose silencieuse », un glissement progressif vers une privatisation du système. Qu’en pensez-vous ?

Le partage le point de vue de Didier Tabuteau (responsable de la chaire de santé à Sciences-Po, NDLR), qui utilise cette expression. La Sécurité sociale connaît une série de changements à bas bruit, mais qui ne sont pas sans affecter de manière significative les principes sur lesquels elle s’est construite. On a assisté au cours des dernières décennies à une restriction de la couverture collective et à un transfert d’une part de la couverture aux assurances complémentaires, ce qui est une source de nouvelles inégalités, allant même jusqu’à hypothéquer l’accès aux soins de certaines populations.


Comment voyez-vous l’évolution de la Sécurité sociale dans les prochaines décennies ?

Il est toujours difficile de faire des pronostics. Mais ce à quoi l’on assiste d’ores et déjà, qui connaît un développement continu depuis plusieurs années et qu’aucune mesure décisive ne semble contrecarrer, c’est un phénomène de dualisation. En d’autres termes, une accentuation du fossé entre les personnes bien intégrées et donc bien protégées, qui, par le biais de complémentaires notamment, ont pu compenser les désengagements de la Sécurité sociale (remboursements médicaux, mais aussi retraite…) et les autres. Cette dernière fraction, professionnellement précaire, vulnérable et pour laquelle le recours à une complémentaire est quasiment impossible, a de plus en plus de difficultés à accéder aux soins. A partir de là, on peut dire que, même si la Sécurité sociale demeure largement protectrice, elle tend à s’éloigner de plus en plus du projet des pères fondateurs, qui était de « solidariser » la société grâce à une politique de protection sociale. La protection sociale est de plus en plus pensée comme un marché dans lequel les individus sont incités à faire le choix d’un mode de protection en fonction de leur intérêt, alors que le projet de 1945 était justement de soustraire la protection à la logique du marché, parce qu’elle était considérée comme condition de la liberté individuelle.

* Membre du Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (Cnam-CNRS). Colette Bec est également l’auteur de La Sécurité sociale : une institution de la démocratie, publié chez Gallimard (336 pages, 23 euros).

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